Gorz et la fin du travail

De Projet de recherche sur l'auto-exploitation collective
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Y’a des réflexions sur la valeur qui ne sont pas prises en compte dans l’ouvrage de Gorz, particulièrement dans sa théorie de l’épuisement du travail. Je pense qu’on peut attaquer de telles théories sous plusieurs angles, mais qui reviennent au fait qu’on a pas manqué de travail, bien au contraire. Il semble que c’est particulièrement dans la numérisation du monde qu’il a été possible de voir une extension du travail, sans nécessairement voir un épuisement de la quantité de la production à accomplir. Ces effets peuvent être catégorisés dans les deux aspects de la marchandise, sa production et sa consommation.

Premièrement, la production de logiciels possède une potentialité énorme d’optimisation et donc, une forte potentialité d’absorption de capital fixe de par leur conditions de production. Ces potentialités sont multipliées par trois effets majeurs : la dégradation temporelle du code, l’évolution de la sécurité et la fermeture du code. Premièrement, le code source utilisé pour produire un logiciel dépend généralement de librairies externes, du système d’exploitation et d’un compilateur, qui généralement évoluent dans le temps. Un projet logiciel se doit donc de d’évoluer en fonction des facteurs externes. En général, plus le langage de programmation utilisé est de haut niveau (donc qui demande moins d’efforts au départ), plus ces facteurs externes sont importants. Évidemment le logiciel peut continuer de fonctionner dans le temps sans suivre ces évolutions particulières, mais il n’est pas garanti par exemple que le système d’exploitation pourra fonctionner sur des machines de la génération suivante. Bref, le logiciel se dégrade avec le temps et demande un investissement continuel pour maintenir ses fonctionnalités. De la même façon, un investissement de capital fixe sur un logiciel donné risque de simplement disparaître puisqu’il dépend de technologies obsolètes.

Deuxièmement, ces technologies dépendent fréquemment de l’Internet et sont donc exposées à des vulnérabilités qui sont liées à cette exposition. La sécurité est en soit un processus par lequel des attaquant-e-s découvrent des failles sur des logiciels en fonction. On découvre continuellement de nouvelles stratégies pour contourner les protections mises en places pour les logiciels avec le temps. Ainsi, tout logiciel utilisé par des entreprises et connecté à Internet se retrouve pris avec la nécessité de mise-à-jour continuelle [1]. De plus, non seulement les logiciels se doivent d’être mis-à-jour, mais l’intégration de plus en plus forte des mesures de sécurités dans les logiciels, que l’on pense à l’authentification à 2 facteurs ou à l’utilisation de certificats de sécurités pour les sites web, amènent des besoins d’amélioration constants. Bref, les coûts de maintenance se retrouvent à être de plus en plus élevés, et dépendent de plus en plus en de travail déterminés par des facteurs externes. Les coûts de réparations sont en fonction de la complexité des logiciels desquels dépendent le logiciels principal et sont donc difficilement intégrable dans la structure de coût.

Finalement, la fermeture du logiciel fait qu’il est possible pour plus d’une entreprise de réaliser d’un bout en bout, des solutions logicielles répondant à un même problème. Si par exemple 10 entreprises tentent de résoudre une solution complexe, attirant des investisseur-euse-s à ces fins, il est possible de faire disparaître 10 fois plus de capital fixe dans un même problème. Ces dynamiques sont propres au logiciel puisque des effets limitants existent dans la production traditionnelle. Par exemple, les services d’automatisation de la production possèdent des capacités limitées. Il n’est pas possible de bâtir et d’équiper 10 scieries d’instruments spécialisés dans un même temps, contrairement au logiciel, où plusieurs firmes peuvent s’attaquer à un même problème potentiellement rémunarateur. Les limites posées par la disponibilité des programmeur·euse·s semblent beaucoup plus fluide à cet égard. De plus, lorsque la production d’une partie de la chaîne de logiciels utilisés pour faire fonctionner un logiciel (système d’exploitation, librairies, dépendances externes) cesse, une forte demande est crée pour un remplacement, et dans le cas du logiciel propriétaire, il arrive que les solutions se doivent d’émerger depuis zéro. Bref, la variabilité et la nécessité d’investissement dans les logiciels est loin d’être une longue liste programmes à réaliser dans un ordre linéaire. Il s’agit de méandres complexes où des investissements ne mènent que rarement à une évolution du logiciel. Bref, le logiciel permet d’absorber le capital fixe des entreprises sans réellement donner de résultats, tel que montré par le fait que près de 30% des projets informatiques échouent[2]. On a donc peu de résultats, alors que lorsqu’une solution logicielle parvient à être implémentée, elle tombe immédiatement en perte de valeur et inflige des coûts de maintenance fréquemment plus importants que prévus.

Deuxièmement, les logiciels sont consommés de manière différentes que les biens de consommation traditionnels. Par exemple, les sites web sont fréquemment vu comme des dépenses récurrentes pour les organisations, puisque ces logiciels, réalisés de manière à répondre aux besoins précis d’une organisation et de mettre en place une interface intégrée permettant d’insérer du contenu sur le site, se doit d’être renouvelés fréquemment en fonction des attentes sociales. Par exemple, dans les vagues successives de production de site webs que j’ai vécu, on est passé d’une gestion de contenu générale, à la vente en ligne, à des sites qui devaient intégrer des cartes (ce qui était particulièrement important pour certains sites, qui permettent par exemple de chercher les emplacements des magasins sur une carte générée en temps réel), pour ensuite subir la vague des applications (spécifiques aux téléphones) et ensuite laisser place aux sites adaptatifs par lesquels un même site peut être accédé par des appareils ayant des tailles d’écran différentes, comme les ordinateurs et les téléphone, en adaptant la présentation du contenu à l’espace nécessaire. Bref la transformation des usages de l’Internet demande une présence en ligne continuellement transformée de la part des organisations. Ces tâches sont spécifiques aux organisations et demandent des solutions spécifiques au reste de l’infrastructure web existante, qui est à son tour reliées aux préoccupations de production mentionnées plus haut. Par exemple, un langage de programmation dépend de programmeur-euse-s spécialisé-e-s dans ce langage particulier et fréquemment même, de la personne même ayant fait l’intégration du site web, vu les spécificités propres du logiciels.

Pour complexifier le tout, il faut ajouter les solutions spécifiques à mise en place ajustables. La programmation et les ajustements individuels aux sites webs constituent une forme de multiplication du travail rapporté plus haut : 100 personnes peuvent travailler sur 100 sites webs, chacun de ces sites ayant ses propres ajustements ajoutés à différentes librairies et systèmes d’exploitation. Il y a là possibilité d’une reconfiguration du secteur par le développement d’une application spécifique conçue pour remplacer les logiciels configurés manuellement, impliquant un autre investissement de capital fixe. Prenons un exemple. McGill a mis en place un site de socio-financement, Seeds of Change, en 2015. Il s’agissait d’une manière d’aller chercher une partie des profits de Kickstarter ou de GoFundMe, afin de les réinvestir plus près de ses intérêts[3]. En 2022, le site a été remplacé par McGill Crowfunding, une application basée sur Raisin, une application qui se spécialise dans des plateformes de socio-financement dédiées à des organisations[4]. Il est facile de voir les centaines d’heures de travail dédiées à la mise en place et à l’amélioration de la plateforme suivi de sa reconstruction au profit d’une nouvelle plateforme… qui n’est pas garantie de rester en affaire bien longtemps. Bref, l’expansion des possibilités par l’apparition d’applications spécifiques, dont Paypal, qui a permis l’apparition de Kickstarter, qui a ouvert une possibilité, amenant à sa suite une vague de clones et d’idées similaires, qui amènent une pépinière d’investissements reliés, qu’il soit d’organisations institutionnels ou de capital-risque, ainsi qu’une forte destruction de capital fixe investi, avant même de prendre en compte le 30% des projets qui échouent.

Le deuxième écueil de la redéfinition des besoins vient des stratégies de monétisation liées aux formes de diffusion. Par exemple, Google a débuté sa quête de profit dans le secteur de la recherche en ligne, qui se base sur des contenus librement accessibles sur le web, soit sur les sites web corporatifs, les blogues et les sites web d’organisations. Google, en permettant des résultats sponsorisés permet au concepteur-trice-s de sites web d’avoir des résultats de recherche plus fréquents pour celles et ceux qui payent pour le service. Toujours pour les gestionnaires de sites web, Google a mis en place un service de publicité, AdSense, qui permet d’afficher des annonces non-obstrusives sur les sites webs, et de donner des revenus liés à ces publicités, proportionnelles aux nombre de visites sur ces sites. Toutefois, le web s’est depuis transformé et plusieurs organisations ont cessé leur présence sur les sites internets pour plutôt se centrer sur les réseaux sociaux, que l’on pense à Facebook, Instagram, Twitter ou Tumblr. La caractéristique de ces derniers sites est d’intégrer une publicité ciblée sur les utilisateur-trice-s qui sont beaucoup mieux cernés par les algorithmes. Dans un tel contexte, on peut voir que la stratégie de monétisation de Facebook et des autres réseaux sociaux vise à capter la valeur publicitaire des contenus diffusés autrement sur le web (en évitant donc les étapes de recherche et de visites des sites), et de voir comment ces stratégies de monétisation transforment la logique des logiciels, créant des vagues successives de destruction de capital. Ainsi, des sites web construits et par la suite abandonnés deviennent autant d’heures de travail réduites à néant.

Une troisième forte de destruction de capital peut aussi se produire. Mais cette destruction dépend du fonctionnement. En effet, un système informatique une fois transposé sur les besoins d’une organisations peut correspondre globalement à deux états : l’état fonctionnel et non-fonctionnel. En général, il y a toujours des détails cosmétiques, des erreurs de fonctionnement non-critique, des problèmes rencontrés par les utilisateur-trice-s, mais ces systèmes informatiques possèdent des fonctions centrales qui sont atteintes ou non, qui correspondent à un besoin ou non. Une erreur critique sur un site de commerce en ligne qui rapporte quelques centaines de dollars par jour justifient un fort investissement de capital (en général, quand l'argent rentre pu, le fonctionnement est considéré disparu et les client-e-s vont te le faire savoir). On a déjà vu les circonstances liées aux librairies externes, aux systèmes d’exploitation ainsi que l’évolution des pratiques de sécurité. Ainsi, refaire fonctionner un site ne possède pas une quantité de temps de travail fixe : fréquemment beaucoup de temps pour se familiariser avec une infrastructure logicielle existante est nécessaire à une personne qui ne connaît pas un certain logiciel. C’est ici qu’il est important de pointer que la destruction de capital fixe liée aux transformations des besoins et des impératifs de production comme les librairies externes, les systèmes d’exploitation et les contraintes de sécurités n’est jamais complète. On a donc des logiciels non mis-à-jour, utilisant des contrainte de sécurité aléatoire, utilisant des librairies externes obsolètes et qui ne correspondent plus aux besoins attendus (par exemple, une foule de personne utilise encore des blogues, et plusieurs compagnies ont maintenu des interfaces de vente en ligne parallèle à celles maintenues sur Amazon, pour réduire leur dépendance aux plateformes centralisées), mais qui correspondent au critère du fonctionnement, capable de répondre au besoin et de justifier des investissements forts pour maintenir ce fonctionnement. Ainsi, la destruction partielle du capital fixe, amène une augmentation de complexité dans le fonctionnement de la société en développant toujours plus de solutions à un même problème. Dans l’exemple, plus haut, oui, une dizaine ou une centaine de solution de Crowdfunding en ligne ont disparues, mais plusieurs autre n’ont pas eu l’énergie de s’intégrer à l’évolution, créant des systèmes complexes qui réduisent la volonté de maintenir les librairies externes et les parties de logiciels spécifiques au Crowfunding. En retour, la complexité et la diversité créée, et l’oubli respectif qui augmente le temps de travail nécessaire pour ramener au fonctionnement un logiciel donné, amène une revalorisation du travail de réparation dans le contexte d’une forte numérisation de nos sociétés. Cette croissance de complexité, d’interdépendance, d’une nécessité continuelle de repêcher des données « perdues » dans les itérations précédentes d’un logiciel répondent en grande partie à l’accroissement de productivité présumée des logiciels.

Il semble qu'il soit aussi possible de généraliser cette critique dans une théorie de la valeur dans laquelle puisqu'une partie des travailleur-euse-s est salariée et possède une fort revenu et des conditions des travails inamovible (heures par semaine très élevés, permanence sur plusieurs années), c'est les désirs d'une élite qui détermine une valeur dans la société. L'exemple parfait est l'estimé de 50 000 travailleur-euse-s en Chine qui sont mineurs d'or dans World of Warcraft [5]. Bref, on est dans une période où une forte partie de l'économie vient des besoins d'une classe sociale possédante, et tant que ses revenus sont fixes ou l'extension de sa capacité de crédit faiblement limitée, elle finira pas dépenser plus que moins dans des choses, et l'exploitation va suivre. C'est pas grave si on creuse des trous pour extraire du pétrole pis faire des boules de noels, ou qu'on tue des Orcs dans World of Warcraft, on va toujours exploiter des gens, tant qu'on sortira pas du capitalisme. C'est pas grave si les besoin sont limités quand les revenus sont fixes, la thésaurisation et l'investissement est tellement pas fiable que l'argent va finir dans la poche des banques anyways.

Pis tant qu'à réfléchir à voix haute sur Internet, si Gorz serait encore vivant, il dirait que ce n'est plus seulement la production qui s'est autonomisée par la chaîne de montage, mais aussi la consommation qui s'est autonomisée par l'Internet. L'achat en un clic, c'est l'opium du peuple.

Ainsi, tant du côté de la consommation de services internet que de leur production suggère une capacité d’absorption du capital fixe disproportionnée par rapport aux investissements initiaux, et une imprévisibilité générale liée à l’interdépendance des logiciels informatiques. Bref, loin de résoudre les besoins, le numérique semblent créer des besoins par ses conditions de production ainsi que par l’exposition de nouveaux besoins. Évidemment, ces emplois constituent à creuser des trous pour en remplir d’autres, mais tant que c’est les investisseur-euse-s qui payent, ca me semble pas être trop gênant.

Notes[modifier]

  1. Un contre exemple sont les routeurs de maison. Les modèles d’il y a 10 ans sont très vulnérables à des attaques des protocoles de transmission sans-fil WEP et WPA1. Les gens remplacent ces routeurs lorsque des gens utilisent leur Internet de manière abusive, où de la perspective des utilisateur·trice·s, l’Internet devient de plus en plus lent.
  2. https://itsocial.fr/autres/leadership/management/28-projets-informatiques-strategiques-echecs-retentissants/
  3. https://www.mcgill.ca/facmed-alumni/give/seeds-change
  4. https://crowdfunding.mcgill.ca/ui/main; voir au bas de la page les liens vers la plateforme Raisin
  5. C'est mentionné dans ce livre: https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=QDC_019_0393