Qu'est-ce qu'une juste rémunération ? ce que nous enseigne la conception du juste salaire de Thomas d'Aquin

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Frémeaux, Sandrine, et Christine Noël-Lemaître. « Qu'est-ce qu'une juste rémunération ? ce que nous enseigne la conception du juste salaire de Thomas d'Aquin », Management & Avenir, vol. 48, no. 8, 2011, pp. 76-93.

Retenir :

  • Le salaire doit être suffisant pour assurer la subsistance
  • Les salaires peuvent être différents en fonction des contributions différenciées à l’entreprise et au bien commun, généralement selon des critères de compétences, voire de responsabilité
  • Le plafond des écarts peut être déterminé en fonction de l’atteinte du bien commun.

[Objet de l’article] En dépit des différences dans les contextes sociétaux et leurs fondements,

"L’objet de cet article est justement de révéler la pertinence de la pensée de Thomas d’Aquin pour la définition d’une politique de rémunération juste et équitable dans l’entreprise." (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 76)

Thomas d’Aquin, théorie du juste salaire, repris par l’École de Salamanque. Issue de la doctrine chrétienne, ainsi que de la philosophie d’Aristote.

Partie de la notion de travail décent

« L’un des critères de la définition du travail décent retenue par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et l’UNESCO. L’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme prévoit que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale ». » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 77)

Un enjeu de responsabilité sociale, surtout à l’heure où les écarts se creusent.

Replacer la théorie du juste salaire dans son contexte

Né en 1225 en Italie du Sud.

Article inspiré de la Somme théologique et de la Somme contre les gentils.

« Certains indices historiques révèlent que la question sociale se posait déjà dans les sociétés pré-industrielles de l’Europe occidentale. Selon Foviaux (1990 : 203), le Moyen-Âge a initié une véritable « mutation dans la conception de l’organisation du travail ». La pensée de Thomas d’Aquin rend compte de cette prise de conscience qui a conduit à faire de la réglementation du travail un enjeu politique majeur. […] les réflexions de cet auteur […] soulignent la double nécessité pour le pouvoir politique de s’intéresser au travail et pour les employeurs d’offrir aux travailleurs une juste rémunération en vue du bien commun. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 77)

Présentation des conceptions du travail – dont l’idée synthétique n’existe pas alors. (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 78)

Définition du travail selon d’Aquin :

Il s’agit d’une occupation rémunérée à laquelle on se livre pour gagner sa vie. « Par travail manuel, on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l’outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie » (Question 187, article 3 : 329). (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 80)

Il ne distingue pas le travail intellectuel du travail manuel, car les deux mobilisent le corps.

Compréhension du travail à partir de ses finalités. Principale : assurer la subsistance. Secondairement, il limite l’oisiveté, limite les mauvais désirs et permet l’aumône. Conforme à l’idée divine selon laquelle l’homme peut assurer sa subsistance par son travail.

Du juste prix à la juste rémunération

« Notre intérêt pour la pensée de Thomas d’Aquin se justifie par la position charnière qu’occupe ce penseur dans le développement de la morale chrétienne économique. Erner (2005) voit dans le XIIIe siècle un véritable tournant dans lequel la conception sociale et moderne de la valeur puise ses sources. Sivéry (2004) souligne que la grande liberté reconnue dans l’activité économique au XIIIe siècle fut à la source de nombreux problèmes liés à la morale des affaires. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 81)

Réflexion sur le juste prix tirée d’Aristote sur la distinction entre justice commutative et justice distributive :

« La justice commutative règle la mesure de l’échange entre deux personnes privées. Dès lors que l’une d’elles exerce une pression ou dissimule des informations, les termes de la justice commutative ne sont pas respectés. La justice distributive, quant à elle, règle les rapports de la société envers ses membres et, de façon plus générale, la répartition du bien commun entre les membres du corps social. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 81)

« Dans les deux cas, la justice vise bien à promouvoir une égalité, mais une égalité qui n’est pas de même nature selon qu’il s’agit de justice commutative ou de justice distributive. La justice commutative promeut l’égalité des prestations échangées : ce qui est rendu doit équivaloir à ce qui est donné. L’égalité résulte alors d’une moyenne arithmétique. La justice distributive valorise une égalité des droits dont disposent les individus occupant la même situation dans la collectivité. La part des biens communs étant alors proportionnelle aux caractéristiques de la personne, l’égalité réside dans une proportion géométrique (Somme théologique, II, question 61, art. 1 et 2). » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 81-82)

Justice commutative : vaut entre deux personnes dans la sphère privée. Principe d’équivalence entre le donné et le reçu (moyenne arithmétique ).

Justice distributive : vaut pour la répartition des biens communs dans l’espace collectif. Principe d’égalité des droits dans une même situation, proportionnalité des biens selon la situation où se trouvent les différentes personnes !

Les places étant hiérarchisées – plus une personne occupe une fonction élevée, plus sa part sur les biens pourra être grande –, il s’agit de maintenir cette hiérarchie sociale. Mais d’Aquin s’intéresse aux limites à poser pour préserver l’ordre social des excès, notamment la passion de l’argent et de la richesse.

Conception du juste prix

Fort différente de celle ayant cours en économique.

« S’interrogeant sur la relation entre la valeur d’un bien, le prix effectivement payé pour ce bien et son coût de production, les philosophes grecs sont partis du constat de l’absence de corrélation systématique entre le prix d’une chose et son utilité d’une part, entre le prix d’une chose et sa rareté d’autre part. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote renonce donc à découvrir dans la nature même des choses un attribut qui déterminerait le prix. Non seulement le prix ne peut être déduit de la nature même des choses, mais il ne peut pas davantage être inféré de la valeur-travail, c’est-à-dire du travail fourni pour réaliser le produit ou la prestation de service. Ainsi, dans la continuité d’Aristote, Thomas d’Aquin renonce à un prix qui relèverait d’un exercice de calcul fondé sur la rareté, l’utilité ou le travail, pour admettre que le prix est la résultante d’une entente entre deux personnes dans le cadre d’un échange. Le juste prix est déterminé dans un rapport à autrui et correspond à un équilibre tâtonnant qui ne lèserait aucune des parties contractantes. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 83)

= justice procédurale (j’aurais dit : la balance du rapport de force) : « l’Ecole de Salamanque est allée plus loin que Thomas d’Aquin, considérant que la justice distributive n’est pas substantive, mais procédurale, et nécessite un dialogue interpersonnel entre les différents acteurs économiques. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 90)


Critères du juste prix pour les contrats de travail :

D’abord, d’Aquin cherche à légitimer l’activité commerciale (et la différence de prix au bénéfice du marchand dans les situations suivantes) : lorsqu’elle permet de subvenir aux besoins de la famille, lorsqu’elle permet de pratiquer la charité, lorsqu’elle sert le bien commun.

Le prix naturel de l’École de Salamanque :

« L’école de Salamanque a, par la suite, précisé ce qu’il convient d’entendre par un juste prix et à quelles conditions l’activité commerciale peut être juste. Ce n’est qu’en l’absence de monopole ou de tromperies que le juste prix est atteint par l’accord mutuel sur un marché libre. Pour les théologiens espagnols, le juste prix est défini par le communis aestimatio (estimation courante). Francisco de Vitoria cité par De Roover (1971) définit cette estimation courante comme le prix normal fixé par la concurrence en dehors de toute intervention politique. La détermination du juste prix exige d’être attentif à la seule logique de l’offre et de la demande, sans prendre en considération le coût du travail ou encore la notion de risque. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 84)

Juste salaire. Prix de la rétribution du salaire. Application de la doctrine du juste prix mais en y ajoutant une considération pour assurer le nécessaire à la subsistance.

Introduction de la référence à l’organisation du travail, c’est-à-dire à la division sociale du travail basée sur la particularité des talents. Les individus devraient se consacrer aux tâches pour lesquelles ils ont des aptitudes, et non en raison de la multiplication des besoins.

« C’est dans le cadre de cette analyse de l’organisation du travail que Thomas d’Aquin réfléchit aux critères d’une juste rémunération. Le salaire juste est fonction du rôle joué par le salarié au sein de l’entreprise qui peut être appréhendé au travers d’une analyse des compétences, des capacités ou de l’initiative, mais il est également calculé de façon à ce que le salarié et sa famille puissent vivre décemment. Le salaire du collaborateur est donc fonction des charges de famille. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 85)

Puis il réfléchit au rôle de l’État, pertinent pour préserver le bien public.

Contributions thomistes

« L’apport de la philosophie thomiste dans la recherche des critères d’une juste rémunération est double. D’une part, il justifie la légitimité des différences de rémunération entre les travailleurs. D’autre part, il montre la nécessité d’appréhender le salaire non comme le simple jeu d’une négociation privée entre un employeur et un travailleur, mais comme une question d’utilité publique qui intègre l’évaluation des conséquences des décisions humaines. Ces deux idées nous permettent d’envisager les caractéristiques d’un système de rémunération responsable et équitable. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 88)

Tolérance aux différences de la rémunération :

« Pour que les termes de la justice distributive soient respectés, il est nécessaire de prendre en compte les différences individuelles (de compétence, de fonction dans l’entreprise, de qualification) dans la fixation de la rémunération. L’écart de rémunération qu’il est possible de constater entre deux individus n’est donc pas contraire à la justice par nature. Au contraire, loin d’être inéquitables, les différences de rémunération sont œuvre de justice si elles témoignent d’une réelle différence dans la fonction assurée ou dans les compétences mobilisées. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 88)

Donc rémunération basée sur les apports différenciés, en fonction de la contribution, au bien de la communauté. « L’exigence de justice distributive posée par Thomas d’Aquin nous montre qu’aucun salaire ou prix ne peut être désormais fixé sans une réflexion plus globale sur les conséquences environnementales et sociales pour l’ensemble de la communauté. » (Frémeaux et Noël-Lemaître, 2011 : 89)