Sens et définition du travail
Deux grandes conceptions s’opposent pour définir le travail. Une première conception affirme que le « travail » a toujours existé ; l’autre conception dira au contraire que le travail renvoie à une institution spécifique d’une époque particulière. Elle tient pour acquis que chaque société organise l’activité humaine. Elle observe que la manière spécifique d’organiser cette activité humaine grâce au travail salarié apparaît dans l’histoire récente de l’humanité et accompagne l’essor de l’économie capitaliste et des sociétés fondées sur la liberté individuelle.
La conception anthropologique du travail
La conception anthropologique du travail permet d’affirmer que les êtres humains ont toujours, de tous temps, eu besoin de se nourrir, de satisfaire leurs besoins, et qu’on peut désigner le travail comme l’ensemble des activités qui servent à satisfaire ces besoins : la chasse, la cueillette, la pêche, l’agriculture, jusqu’au travail salarié. Le travail peut alors tendre vers une conception naturaliste (en référence à la nature – il est naturel de faire quelque chose, « c’est dans notre nature ») de l’activité : les êtres humains sont obligés de satisfaire leurs besoins pour ne pas mourir. Dans le texte de D’amours (2015 : 4), l’auteure emprunte plutôt à Eckert cette définition anthropologique du travail « activité productive socialement contrainte ». Cette définition déplace la fonction du travail du côté de l’activité de production, plutôt que du côté d’une éventuelle finalité qui serait celle de satisfaire les besoins. Mais on peut élargir cette conception naturaliste en adoptant plutôt une conception matérialiste de l’activité humaine. Elle dit à peu près la même chose que la précédente, mais elle admet aussi que la contrainte naturelle est toujours située dans un contexte donné. La conception matérialiste inclut donc les éléments de ce contexte et permet de cerner cette question : dans une société donnée, comment s’organisent les activités qui permettent de satisfaire les besoins humains, et plus largement qui permettent de produire les ressources, et reproduire les conditions sociales dans lesquelles sont satisfaits ces besoins ? À la lumière des écrits féministes, on ajoutera ici que la conception matérialiste doit inclure la « production » et la reproduction de la population (faire des enfants et les élever, etc.)
Production (définition) : ensemble des activités qui découlent d’un acte de transformation de la matière, qui consistent donc à faire quelque chose de « nouveau », d’ajouter.
Reproduction (définition) : Activités et relations « ayant pour but la survie des gens au jour le jour et à travers les générations. Le travail reproductif inclut les activités suivantes : l’achat de biens domestiques, la préparation et le service de repas, le lavage et la réparation de vêtements, l’entretien du mobilier et des appareils ménagers, la socialisation des enfants, le soin et le soutien émotionnel apportés aux adultes et le maintien des liens familiaux et communautaires. » (Nakano Glenn, 2009 : 22)
Pour Hegel, le travail est une activité essentielle grâce à laquelle l’être fait l’expérience du monde et, ce faisant, il se connaît lui-même. Ainsi, le travail est un moment constitutif de la conscience de soi (de la personne, de son identité). Il participe alors de l’expérience de la liberté, sur laquelle se greffe celle de la reconnaissance.
"Hegel a retraduit le concept de travail de l’économie politique classique dans le cadre de la théorie de la conscience de la philosophie transcendantale en concevant l’activité de travail sur l’objet comme une « objectivation » de contenus de la conscience selon le modèle de l’extériorisation. Parce que Hegel considère, à la différence de la philosophie traditionnelle, que le produit du travail a une signification « rétroactive » pour le sujet qui travaille, il peut interpréter l’activité de travail comme un processus de concrétisation de capacités cognitives et, par-là, comme un processus de développement. Marx adopte cette dimension signifiante du concept de travail lorsqu’il critique l’organisation capitaliste du travail comme un rapport social aliénant qui fait progressivement abstraction du caractère de concrétisation et d’objectivation de l’activité de travail." (Honneth et Gernet, 2007 : 21)
Pour le dire simplement : lorsqu’un individu travaille, il entre en relation avec des objets du monde (ou des objets de la pensée). Alors, il fait l’expérience concrète (dans son corps, dans son esprit, voire dans son cœur) du monde (il éprouve sa résistance, sa chaleur, sa forme ; il doit déterminer comment parvenir à son but, comment s’y prendre, comment faire) ; il agit sur quelque chose d’extérieur à lui (avec la pensée, on fait comme si : on met les idées à distance pour les regarder) … alors il peut modifier cet objet extérieur, lui donner une nouvelle forme, une nouvelle direction. Ce faisant, l’être humain a aussi fait une nouvelle expérience. On peut dire que l’activité de travail a transformé le monde et l’être humain.
Dejours et la notion de travail vivant
Avec Dejours, les extraits présentés permettent d’insister sur les quatre aspects suivants, lesquels constituent une proposition de définition transhistorique de l’activité de travail : a) le travail consiste en une production d’objet(s), ce qui implique une maîtrise technique; b) cette production façonne, transforme et s’inscrit dans le corps et la conscience; le travail suppose une confrontation c) avec le réel, d) avec le social.
Le travail est production…
Le travail est toujours orienté vers une poïesis, c'est-à-dire une production. L’œuvre d’art, comme l’œuvre littéraire, sont d’abord soumises aux contraintes d’une production. Ensuite, tout travail exige la maîtrise d’une technique avec un certain degré de virtuosité (tekhnè). Tout travail en fin de compte confronte le travailleur au réel, c’est-à-dire à ce qui se fait connaître à lui par sa résistance à la maîtrise. Réel du monde matériel qui fait surgir l’expérience de l’échec, réel qui se mute ensuite en énigme à déchiffrer, à dépasser. (Dejours, 2013 : 13)
Le travail est non seulement production, il est constitutif de la subjectivité…
L’assimilation d’une habileté nouvelle passe par un processus d’appropriation complexe qui impose un remaniement de l’architecture subjective tout entière. Acquérir une habileté exige une évolution de la personnalité, ce pour quoi nous sommes autorisés à affirmer que le travail vivant ne consiste pas seulement à produire, mais implique aussi de se transformer soi-même. (Dejours, 2013 : 15-16) Lorsqu’un travailleur accède à une nouvelle habileté, il en éprouve un plaisir remarquable en ceci qu’il correspond à un accroissement de la subjectivité. Grâce à son endurance face au réel du travail, il devient, par l’épreuve du travail, plus intelligent qu’il n’était avant le travail. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se transformer soi-même. Avec à la clef, un accroissement de l’amour de soi. (Dejours, 2020 : 198)
Cette conception relève ainsi d’une « psycho-anthropologie » (Dejours, 2013 : 32) selon laquelle le travail révèle la subjectivité à elle-même.
Par rapport à la subjectivité, le travail n’a pas réellement de frontières (spatiale ou temporelle).
Enfin, le contexte du travail : des rapports sociaux…
Le travail n’est pas seulement une activité, il est aussi un rapport social, c’est-à-dire qu’il se déploie dans un monde humain caractérisé par des rapports d’inégalité, de pouvoir et de domination. Travailler, c’est engager sa subjectivité dans un monde hiérarchisé, ordonné et contraint, traversé par la lutte pour la domination. […] Travailler c’est aussi faire l’expérience de la résistance du monde social et plus précisément des rapports sociaux, au déploiement de l’intelligence et de la subjectivité. Le réel du travail n’est pas seulement le réel du monde objectif, il est aussi le réel du monde social. (Dejours, 2013 : 34)
Le travail = le travail salarié du capitalisme
Voir Krisis
Gorz (1988) pose trois conditions pour qu'existe le travail salarié:
- 1) l'existence d'une sphère publique, i.e. le marché, sanctionné par le l'État de droit.
Ce faisant, le travail doit être considéré comme une activité séparée. La personne est séparée de ses moyens d’existence et de production. L’activité de travail s’effectue dans un lieu étranger. L’activité est réalisée pour la satisfaction des besoins d’étrangers.
"Le fait qu’une activité fait (sic) l’objet d’un échange marchand dans la sphère publique dénote d’emblée qu’il s’agit d’une activité socialement utile, créatrice d’une valeur d’usage socialement reconnue comme telle. Cette activité, autrement dit, correspond à un « métier » : elle a un prix et un statut publics, je peux me la faire payer par un nombre indéfini de clients ou d’employeurs sans avoir à nouer avec eux une relation personnelle et privée." (Gorz, 1988 : 173)
- 2) une valeur : l’utilité, la demande, la définition de cette activité même
- 3) une rémunération
L’ensemble des activités de travail possède un même dénominateur commun qui permet de les subsumer sous le même dénominateur commun du travail. Ce dénominateur est l’unité de temps, ou la rémunération. Ce dénominateur abstrait l’activité de ses déterminations concrètes.
Le travail est donc une activité qui est payée, dans le cadre d’une relation salariale. Dès lors, selon Gorz (1988), le travail s'assimile à une quantité et perd alors la vertu d'être une activité significative!
Le problème des qualifications
Le travail libéré devrait impliquer une dé-division du travail et, par conséquent, une certaine polyvalence.
Gorz écrit: « l’essentiel est que le «travail» remplit une fonction socialement identifiée et normalisée dans la production et la reproduction du tout social. Et pour remplir une fonction socialement identifiable, il doit lui-même être identifiable par les compétences socialement définies qu’il met en œuvre selon des procédures socialement déterminées» (Gorz, 1997: 14). Et, en ce sens, il relève de la sphère publique dans la mesure où il est socialement normé.
Références
D’Amours, Martine, « Le travail et l’emploi », dans P.-L. Bilodeau et M. D’Amours, Fondements des relations industrielles, Montréal, Chenelière Éducation, 2015; Introduction et 1.1. Le travail dans une économie capitaliste, p. 3-27
Dejours, Christophe, Travail vivant. 2 : travail et émancipation, Paris, Payot et Rivages, 2013
Dejours, Christophe. « Travail, précarisation et subjectivité », Travailler, vol. 44, no. 2, 2020, pp. 195-214
Gorz, André, Misères du présent. Richesses du possible, Paris: Galilée « Débats », 1997, 228p.
Nakano Glenn, Evelyn. 1998. «Gender, Race, and Class: Bridging the Language-Structure Divide.» Social Science History 22 (1): 29-382009. «De la servitude au travail de service: les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé.» Dans E. Dorlin, dir. Sexe, race, classe. Paris: Presses universitaires de France, 2009 : 21-70