Proximité physique, vie de quartier et luttes anarchistes
Référence : KRUZYNSKI, A. ET SILVESTRO, M. (2013). Proximité physique, vie de quartier et luttes anarchistes. Dans R. Bellemare-Caron, É. Breton, M.-A. Cyr, F. Dupuis-Déri et A. Kruzynski (dir.), Nous sommes ingouvernables : les anarchistes au Québec (p. 137-151). Montréal : Lux Éditeur.
Thèse centrale :
« la proximité physique avec un territoire donne un sens à l’action et rend plus facile l’organisation et la diffusion de la « culture anarchiste »» (p. 138).
Prémisses :
« La construction d’un mouvement de masse est un des objectifs centraux de la lutte anarchiste » (p. 138)
« L’action radicale doit être en adéquation avec le monde vécu et se construire grâce aux personnes sur place » (p. 138)
« Le mouvement anarchiste québécois a intérêt à s’ancrer socialement et politiquement dans des espaces physiques, comme les quartiers urbains, pour mettre en œuvre ses propositions de changements radicaux. […] Dans un contexte où les classes sociales sont plus fragmentées et où l’on travaille rarement près de son milieu de vie, il nous apparaît que l’action locale permet d’agir dans une certaine diversité sociale et de dépasser une certaine vision de l’appartenance de classe souvent figée dans des conceptions du passé » (p. 151)
Méthodologie
« Démontrer le bien-fondé de cet argument à partir de l’expérience militante que nous avons acquise depuis 2003 dans le sud-ouest de Montréal ». Les réflexions de cet article émergent de l’expérience des auteur.es, de leurs camarades de lutte et voisins (p. 138)
Arguments et concepts
La constitution du collectif La pointe libertaire, et les différentes mobilisations et actions directes menées par ce collectif dans le quartier ont permis de visibiliser les méthodes et stratégies libertaires : « les acteurs locaux (communautaires, politiques) reconnaissent sa présence et la population locale connait mieux ses activités. Lentement, les barrières s’abaissent entre les militantes et militants radicaux et le reste de la population. Les actions du CSA marquent l’imaginaire et sont autant de pas – espérons-nous – vers une mobilisation de masse pour les actions futures » (p. 142)
Perturber le capitalisme local
« Identifier les dimensions locales de l’agenda mondial permet, d’une part, de traduire en termes de quotidienneté et de proximité les enjeux globaux et, d’autres part, d’identifier les émissaires locaux de nos adversaires, qui sont bien plus accessibles que les « dirigeants mondiaux » ou les « grands financiers ». (p. 142)
« Nous ne sommes pas des marginaux « étranges », mais des personnes, avec un visage, qui habitent à côté, qui s’échangent des nouvelles. Les panneaux permanents posés à des endroits stratégiques permettent de donner une visibilité à nos actions, et la distribution de tracts à la sortie du métro devient une activité de voisinage. Il est ainsi beaucoup plus facile de faire non seulement circuler, mais aussi pénétrer l’information, c’est-à-dire atteindre son interlocuteur. » (p. 143). La proximité permet par ailleurs de neutraliser les discours des autorités publiques qui viseraient à discréditer le mouvement politique en les qualifiant d’ « éléments perturbateurs » étrangers à la communauté.
Préfiguration de la société libre
« la proximité physique facilite grandement cette préfiguration en rendant plus aisés les processus organisationnels qui mettent en œuvre l’idée que « les moyens sont aussi les fins » […] Cette proximité physique facilite le sentiment d’appartenance, le foisonnement d’idées et d’actions » (p. 145)
« À Pointe-Saint-Charles, au fil des ans, une communauté anti-autoritaire a commencé à se créer. C’est le quartier et ses enjeux locaux qui nous rassemblent, pas un statut étudiant temporaire, l’identité sociale ou l’appartenance de classe ». (p. 145)
« Militer dans son quartier permet aussi de gagner un temps précieux : nos camarades de lutte habitent à deux pas de chez nous et cela offre de multiples avantages. Le temps et l’espace sont moins fragmentés, la sociabilité se mêle à l’organisation. La proximité nous permet aussi de nous donner des ressources collectives qui réduisent notre dépendance à l’argent et au travail salarié » (p.146)
« La proximité facilite aussi le développement d’un vivre ensemble anti-autoritaire. Si quelque chose nous tracasse, on peut en parler sans trop de formalités, dans des moments de détente ou bien en rendant visite à la personne concernée. […] En somme, quand on milite dans son milieu de vie, la préfiguration devient moins artificielle, plus fluide, plus proche de la vie » (p. 146)
Construction de cette société par des actions autonomes
« Une troisième dimension de l’action directe radicale consiste dans la construction de la société libre. Cette construction dans l’espace public ne peut se faire sans confrontation avec le système dominant » (p. 146)
« À la pointe libertaire nous tentons d’imaginer (et de mettre en œuvre) des éléments pour une société organisée à partir de sa base populaire, c’est-à-dire à partir de groupes d’affinité, de collectifs de petite taille, d’unités de production qui se fédèrent de manière plus ou moins formelles à l’échelle du quartier pour former une collectivité politique qui soit inscrite dans une histoire et un territoire » (p. 147)
Questionnements et critiques
« D’abord, nous constatons qu’il est difficile de ne pas se décourager face aux difficultés rencontrées à mobiliser nos voisins et voisines qui ne sont pas encore en lien avec les milieux militants […] Il faut avoir la « couenne » dure pour ne pas abandonner! Et il faut se le répéter : un mouvement de masse se construit un pas à la fois, une personne à la fois, sur plusieurs années » (pp. 148-149).
« Plus particulièrement, nous ne pouvons ignorer l’absence de personnes racisées, immigrantes, de ceux et celles dont le français n’est pas une langue usuelle. […] Comment expliquer que le CSA n’ait pas réussi à en attirer plus ? » (p. 149)
« comment faire en sorte qu’on ne s’enferme pas dans une sorte de militantisme petit-bourgeois, lifestyle, orienté sur les enjeux d’amélioration de la qualité de vie ? Comment éviter le « pas dans ma cour » ? Comment atteindre les racines du capitalisme, de l’État, du patriarcat ? Nous croyons que, pour ce faire, il faut travailler à bâtir une économie locale à l’extérieur des rapports capitalistes pour répondre aux besoins de base » (p. 149)
« Enfin, comment la mouvance anarchiste pourrait-elle sortir de sa marginalité et avoir un effet dans la société québécoise ? Arriver à créer un réseau de groupes d’affinités et de collectifs de quartier qui couvrirait toute la métropole serait, selon nous, une voie à suivre » (p. 150)
« Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a de façon générale une tension constante dans le milieu anarchiste entre ceux et celles qui considèrent qu’il est important et nécessaire de mettre en place des organisations formelles qui perdurent dans le temps, et d’autres qui préfèrent un mode d’organisation temporaire » (p. 150)
Conclusion critique
Comme les autres articles de Kruzynski que j’ai lu et résumé, j’ai trouvé qu’il manquait un peu d’information sur la mise en pratique des idéaux du CSA et de la pointe libertaire. À ce sujet, il serait particulièrement intéressant de lire des travaux plus récents de la même autrice (s’il en existe) qui élaborent plus sur l’intégration du bâtiment 7 à l’économie capitaliste montréalaise. En effet, si ce projet est l’aboutissement de nombreuses années de lutte pour la réappropriation collective d’espaces physiques dans le quartier, qu’en est-il des pressions à la marchandisation depuis l’ouverture ? Les militant.es du quartiers sont-iels encore mobilisés, ou bien sont-iels débordé.es par des tâches nécessaires à la survie du projet ? Dans mon expérence personnelle, lorsque j’ai été impliquée dans une coop de travail, cette implication prenait la très grande majorité du temps que j’étais en mesure d’allouer à des activités politiques, ce que je trouvais particulièrement aliénant. En est-il de même pour les militant.es de la Pointe-Saint-Charles ?